Le 26 octobre 2017 s’éteignait l’ancien danseur-étoile, professeur, historien de la danse et bibliothécaire Vincent Warren. Danseur au sein de la compagnie des Grands Ballets Canadiens des années 1960 jusqu’en 1979, Warren s’est ensuite dédié à l’enseignement à l’École Normale Supérieure de danse du Québec ainsi qu’à l’alimentation d’une collection d’ouvrages portant sur la danse qui compte aujourd’hui parmi les plus riches du monde (Bibliothèque de la danse Vincent Warren). Le 28 janvier 2018, la Cinémathèque Québécoise a rendu hommage à cette figure importante par le biais d’une double projection : le film Pas de deux, réalisé par Norman McLaren en 1968 mettant en scène Warren et la ballerine Margaret Mercier, ainsi que le documentaire réalisé par Julie Brodeur en 2016, intitulé Un homme de danse. À notre tour, nous souhaitons prolonger cet hommage en faisant brièvement retour sur le court métrage de McLaren tel qu’interrogé sous le prisme de l’article qu’a publié Georges Vasold dans le numéro « rythmer » (n° 16), « Optique ou haptique : le rythme dans les études sur l’art au début du 20e siècle ».

 

Pas de deux

 

https://www.onf.ca/film/pas_de_deux/

 

Au commencement de cette vidéo, les contours surexposés du corps de la danseuse Margaret Mercier se profilent sur l’opacité d’un fond noir évoquant d’emblée l’esthétique du négatif par exemple déployée par Man Ray. La musique de Maurice Blackburn intensifie ce qui vient : en un procédé continu et répété, des cordes emplissent la trame, sur fond de laquelle une harpe égrène des arpèges, préparant le dessin sinueux d’une flûte de pan. La danseuse, au départ au sol, gagne la verticale. De son mouvement délié, elle trace peu à peu l’invisible ligne d’une diagonale dans l’espace, tracé qui s’accompagne du dégagement progressif des membres autour du corps. Nous sommes dans un espace incertain, sans structure spatiale autre que celle qu’instaure le corps de la danseuse parcourant l’axe oblique. La profondeur du champ est déniée par l’obscurité du fond, seul le mouvement est instaurateur d’espace.

Puis, à l’angle de cette ligne oblique qu’entre-temps l’exécution d’un développé de jambe affirme, la danseuse se pose, le temps d’une longue seconde. Elle se pose pour mieux souligner la portée du dégagé arrière qui s’ensuivra : déplacement spatial à partir duquel le corps entamera de se dédoubler pour une première fois, à la manière d’une peau que l’on quitte. Le profil aux fins contours blancs se fait de plus en plus pelliculaire, ainsi soumis à la transparence de la surimpression. Un fondu fait disparaître cette première figure pour laisser place à une seconde, un avatar du même, qui exécute une alternance de mouvements. Arabesques, pliés, attitudes servent de support au déploiement d’une panoplie d’effets spéciaux. La chorégraphie tire sa force du transvasement du mouvement dansé dans le procédé filmique, la démultiplication des figures fournissant la matière de l’écriture en un jeu tantôt synchrone, tantôt en canon.

Photogramme de Pas de deux, Norman McLaren, 1968

L’entrée du danseur Vincent Warren ajoute à la complexité de cette trame qui questionne l’hicceité et l’ipséité, selon un procédé de dédoublement de la figure féminine cette fois orchestré en miroir. Thème du reflet et du voir mis en abyme dans la figure du danseur, dont nous apercevons le profil de dos en plan rapproché, point de vue qui de fait souligne le regard porté sur la danseuse ainsi partagée en deux images se mirant, se touchant et s’interpénétrant.

 

Les rythmes de l’espace

Dans son article « Optique ou haptique : le rythme dans les études sur l’art au début du 20e siècle », Georges Vasold met en perspective l’attention grandissante envers une conceptualité nouvelle du rythme chez un réseau d’historiens allemands du tournant du vingtième siècle. Au moment où le mouvement futuriste bat son plein en Italie, en insistant sur les « pulsations de la ville[1] », on retrouve en effet une préoccupation analogique dans le champ de la théorie de l’art en Allemagne, alors imprégnée de la psychologie de la perception d’un Wilhem Wundt et d’un Wilhem Worringer. Cherchant à définir la densité de l’expérience de l’espace architectural, l’historien de l’art Franz Kugler thématisait par exemple le rythme en fonction des « relations de composantes spatiales[2] », tel que le vocabulaire de l’édifice induit une contemplation. De fait, le rythme est inséparable chez Kugler du mouvement qu’effectue le regard dans l’espace. « L’œil traversant l’espace[3] » est ainsi pourvu d’une épaisseur susceptible d’être prise en compte et théorisée.

Tout en pointant de la sorte des manifestations variées d’un concept de rythme chez un ensemble de chercheurs, Vasold se concentre l’antagonisme entre August Schmarsow, professeur à l’Université de Leipzig et Aloïs Riegl, historien de l’art de la première École de Vienne. Pour Schmarsow, le rythme comme préoccupation théorique est un « principe de configuration » (Gestaltungsprinzip). Encore ici, c’est l’architecture qui devient le vecteur conceptuel selon qu’elle est perçue, dans un souci d’organiser les beaux-arts en fonction d’une systématique, comme une instance créatrice d’espace. Le rythme pour Schmarsow définit ainsi « un critère de profondeur spatiale » que le spectateur amorce à partir de son corps. En son parcours, tout se passe comme si le spectateur ajustait, voire projetait, un contenu immanent sur les idiosyncrasies de l’édifice. « Le rythme de la déambulation, écrit Schmarsow, à travers l’espace se transforme ainsi en « critère d’ordonnancement des impressions[4] ».

Si l’espace chez Riegl s’impose également comme élément, c’est en revanche d’une théorie de l’intervalle dont il est question, misant sur sur l’appréhension du plan. Dans l’ouvrage Spätrömische Kunstindustrie (1901), l’historien de l’art développe un schème tant axiologique, analytique qu’historique, s’articulant autour des notions de tactile (haptisch) et d’optique (optisch). Le pôle haptique désigne une forme misant sur la linéarité et la bidimensionnalité, une forme que l’on saisit à distance du toucher; au contraire, le pôle optique désigne une forme dont le degré de complexité de l’illusion tridimensionnelle repose sur la condition d’être perçue à distance. Posant un regard sur un corpus jusque-là peu considéré par l’histoire de l’art, pour ne pas dire boudé, Riegl s’intéresse donc à l’art de l’époque romaine tardive en tant qu’il aménage d’une façon innovante les portions de zone creuses et pleines, d’ombre et lumière, de formes négatives et formes positives. Tel que le résume Vasold, « pour la première fois dans l’histoire de l’art, il ne s’agit plus seulement de percevoir les motifs représentés — les figures se détachant d’un relief par exemple —, mais plutôt les parties qui se trouvent entre les figures ». Ainsi, l’Antiquité tardive transforme « l’élévation du fond neutre, informe en forme artistique latente.[5] ».

 

Composantes de l’haptique

Avant d’être récupérée par Gilles Deleuze dans son ouvrage sur Francis Bacon[6], l’haptique relevait chez les historiens de l’art allemands du tournant du 20e siècle d’un réensemencement interprétatif de l’image à partir d’une transposition du rythme, fut-il la correspondance avec le mouvement dans l’espace ou supposant une distance de contemplation par l’image. Le conflit d’interprétation qu’indique Vasold entre les positions de Schmarsow et de Riegl consiste en une prise en compte des dimensions de l’espace. « Tandis que Schmarsow analyse l’espace artistique puisqu’il estime que c’est seulement là — dans la troisième dimension — qu’une expérience du rythme est possible, Riegl nomme la planéité (Flächigkeit) comme caractéristique du rythme [7]

En tant qu’il montre des corps qui frayent de l’espace en même temps qu’ils sont saisis par le balayage de la surimpression, Pas de deux met en scène et canalise le conflit d’interprétation que pointe Vasold. Son hétérogénéité constitue un moment de transfert médiatique et conceptuel, étape historique vers une future prise en compte théorique des bris narratifs au cinéma, à l’intérieur de ce que McLaren appelait « abstract ballet ». Elle distille en effet et avant l’heure les composantes de ce que les théoriciens du cinéma, au tournant des années 2000, nommeront à leur tour haptique.

 

Maude Trottier (Université de Montréal/EHESS)

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Pour continuer de réfléchir sur ces enjeux, nous invitons conjointement à lire l’article de Georges Vasold et visionner Pas de deux, disponible sur Viméo.

Georges Vasold, « Optique ou haptique : le rythme dans les études sur l’art au début du 20e siècle », Intermédialités,n° 16« rythmer », 2010, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2010-n16-im1514743/

Norman McLaren, Pas de deux, ONF, 1968, 13 min. 34 sec., https://vimeo.com/40184263

 

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[1] Vasold, p. 37

[2] Ibid., p. 38

[3] Franz Kugler, Geschichte des Baukunst, vol. 2, Stuttgard, Ebner und Seubert, 1858, p. 385, cité par Vasold, p. 39.

[4] Vasold, p. 41

[5] Ibid., p. 43

[6] Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris : Éditions de la différence, 1981.

[7] Vasold, p. 50