Transmettre est un acte indéniablement intermédial. Toujours pétris de la matérialité des véhicules de passation, les savoirs transmis se reconnaissent pourtant selon la paradoxale stabilité qui les qualifie, quand bien même le grain de la voix, l’ornementation typographique ou la mise en image des idées sont à même d’opérer des transformations indélébiles. Comment rendre compte de cette double valence de la transmission — sa transparence, son opacité — sans que l’une soit sacrifier à l’autre ? L’exposition Transmettre une philosophie de la connaissance, organisée par le professeur Philippe Despoix au Carrefour des arts et des sciences de l’UdeM et rendue possible par la recherche conjointe d’un réseau interdisciplinaire de chercheurs, fournit des pistes de réponses éclairantes à cet égard. Un bref retour vers l’article de Hans Ulrich Gumbrecht, « Why Intermediality — if it all ? » permettra de le mettre en évidence.
Alors qu’en 2003, date à laquelle paraît son article, le passage du concept d’intertextualité à celui d’intermédialité est encore relativement récent, Gumbrecht interroge avec une certaine circonspection ce que ce changement de cadre peut signifier pour les sciences humaines. Pour mieux mettre en relief ce à quoi répond l’intermédialité, il propose de faire un retour vers les assises historiques de l’intertextualité, en tant qu’elle est tributaire d’un certain fantasme de lisibilité du monde, selon ses termes. Ce fantasme, qui tient lieu de paradigme, prend son essor dans une première modernité où l’humain en vient à se penser comme observateur extérieur au monde, ce dont découle le rapport sujet/objet qui fondera la démarche scientifique. Le monde, selon Gumbrecht, s’appréhende alors comme un livre. Or, au XIXe siècle, un second type d’observateur émerge, caractérisé par une auto-conscience fortifiée du fait que l’observation porte sur l’acte même de s’observer. Bien que cet observateur davantage à l’écoute de son propre corps eut été à même d’inspirer une démarche interprétative rompant avec le paradigme du monde comme livre, il n’en fut pourtant rien. Au contraire, avec l’émergence des Geisteswissenschaften ressortissant à l’approche herméneutique de Wilhem Dilthey, le principe de lisibilité franchit alors une nouvelle étape, tendant vers une mise en connaissance toujours plus séparée du corps des objets, de plus en plus délestée de la saisie empirique. C’est aussi dans cette tradition du lisible et de la surenchère d’attention attribuée au sens (meaning), que Gumbrecht inscrit l’intertextualité, à la différence qu’en lieu du tout-livre, c’est le tout-texte qui s’impose comme grille de lecture.
Si la dénomination même de l’intermédialité met naturellement l’accent sur les dimensions médiales et matérielles et porte dès lors à croire à une rupture radicale avec l’herméneutique comme démarche interprétative axée sur le seul niveau du sens, Gumbrecht propose plutôt de la concevoir dans les termes d’une relation tensive entre les deux pôles impliqués. Il en irait alors de l’intermédialité comme d’une oscillation entre ce qu’il appelle production de sens et production de présence, la présence se référant ici aux conditions spatiales et physiques de tangibilité des objets. Dans cette foulée, Gumbrecht propose deux niveaux descriptifs qui la rende opératoire. D’une part, un niveau de transmission permet de prendre la mesure de la transformation que subit un contenu lorsqu’il s’incarne dans un média. D’autre part, un niveau d’interférence qui épluche l’épaisseur du sens pris dans les différentes couches de matérialité qui le sous-tend. De manière générale, Gumbrecht invoque l’intermédialité en tant que changement de style intellectuel visant la finesse empirique.
Le livre : un objet intermédial
L’idée qui prévaut à la création de Transmettre une philosophie de la connaissance est la re-découverte et la reconstitution de la collection d’ouvrages rares ayant appartenu à Ernst Hoffmann, professeur de philosophie à Heidelberg, après sa dissémination au sein de la bibliothèque des sciences humaines de l’Université de Montréal.
Acquise en 1952 sous l’impulsion de Raymond Klibansky, alors lié à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, l’ensemble, d’une exceptionnelle richesse, cumule plus de 6000 titres, composé notamment de manuscrits, d’éditions anciennes des textes de la philosophie antique, d’ouvrages et de revues savantes entre autres préparés par Hoffmann et Klibansky, de thèses de doctorat, de tirés à part, d’échanges épistolaires et de recensions[1]. Ici, l’exposition de la transmission, thème central de la philosophie de Klibansky, se comprend au carrefour des effets de sens et de présence du livre, soit l’objet même qui servait de métaphore à une approche de type herméneutique chez Gumbrecht.
L’articulation en six grandes sections[2] documentant des étapes du parcours intellectuel de Klibansky à partir de la chronologie historique des contenus engagés par la collection Hoffmann, permet ici de jauger toute l’étendue du phénomène de réception de la pensée platonicienne, au cœur des préoccupations des deux chercheurs. Ce phénomène n’est pas seulement ici montré sous son jour diachronique. En effet, c’est en nous indiquant les multiples étapes géographiques du parcours platonicien de la connaissance, de la Grèce antique en passant par le monde arabe, par l’Europe et puis, aboutissant en Amérique du nord, que la proposition exploite au mieux le médium de l’exposition, sa composante spatiale étant mise à profit de l’exercice cartographique. La projection au mur d’une carte pointant les différents foyers de réception thématise autrement cette dimension. Si cet environnement cartographique permet d’emblée de mettre en exergue le pôle de la transmission que considère Gumbrecht — la réception explore les transformations entre les médias —, c’est du même souffle dans cette traversée des cultures à partir du phénomène de la réception intellectuelle que le concept de tolérance que défend Klibansky trouve à se loger et s’exemplifier.
À l’échelle des vitrines, cette tolérance par la transmission est exposée de façon plus directe par l’accent mis sur les relations entre les chercheurs. L’insistance sur les « paraphernalia » entourant la culture livresque permet d’en donner la mesure : les ex-libris de Hoffmann et de Franz Boll, les dédicaces des uns et des autres, les annotations manuscrites, les petites fiches papier qui, avant la numérisation des collections, organisaient l’indexation des collections, tous ces éléments consolident en effet la dimension matérielle active dans le geste de transmettre, tout en enrichissant l’exposition d’une dimension interpersonnelle. Le réseau intellectuel qui y est révélé — Hoffmann et Klibansky, mais également un ensemble de chercheurs que nous ne pouvons convier ici —à même une diversité d’éléments matériels afférents aux ouvrages exposés nous situe en effet dans une approche du document qui va largement au-delà de la notion de « texte », au sens où celui-ci insisterait sur le sens. De fait, nous retrouvons à ce niveau la dimension d’interférence que soulève Gumbrecht.
À cet effet, il convient de souligner le soin pris quant au placement des objets dans l’espace des vitrines, voire au rythme de leur distribution et aux différentes facettes visuelles envisagées. Le visiteur peut autant apprécier le détail d’une reliure de cuir estampé que des cadences d’ensemble qui, si elles appuient la logique reliant les documents entre eux, n’amènent pas moins une diversité au plan matériel et visuel qui valorise pleinement le livre comme objet intermédial, relié à d’autres médias.
L’une des deux vitrines consacrées au cercle de Warburg est des plus parlantes à cet égard. Portée par l’image de la bannière de l’exposition, soit la fresque du mois de mars de la Salle des mois qui se trouve au palais Schifanoia à Ferrare, cette section présente la séquence d’ouvrages qui, du grec ancien au français en passant par l’arabe et l’hébreu, permit à Warburg d’identifier le motif astrologique explicatif de la composition d’ensemble des fresques. De fait, cette « séquenciation », outre qu’elle permet de mettre en valeur le cercle de Warburg auquel a pris part Klibansky (et donc l’importance que revêt le réseau pour l’histoire des idées) n’est pas anodine : c’est en effet par le biais de la découverte inopinée du tiré à part de Warburg dans la collection de l’Université de Montréal, Italienische Kunst und internazionale Astrologie im Palazzo Schifanoia zu Ferrara (1922) que, de fil en aiguille, on put retracer la présence de la collection Hoffmann. Mais davantage qu’un clin d’œil anecdotique, exposer ce tiré à part en concomitance avec l’image de la fresque et les ouvrages en plusieurs langues dont son explication dépend rejoue en miniature la chaîne de la transmission ici à l’œuvre, faisant irradier le passage textuel mis en exergue vers le médium de la fresque et vers celui du « milieu », entendu comme lieu institutionnel[3].
L’exposition illustre parfaitement le passage que décrit Gumbrecht de l’herméneutique textuelle à une prise en compte des livres comme médium. En déclinant les composantes visuelles et matérielle de ces derniers, tout en les insérant dans l’environnement du réseau, l’acte d’exposer le livre le fait en effet déborder du lit de la textualité à laquelle le paradigme de la lisibilité l’a longtemps réduit. La transmission y est ainsi saisie dans les actes qui la sous-tendent, le geste d’exposer une collection d’ouvrages savants oubliée par l’institution, y participant de façon ultime.
Maude Trottier (Université de Montréal/EHESS, Paris)
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Transmettre une philosophie de la tolérance, La collection Hoffmann et l’enseignement de Raymond Klibansky à l’Institut d’études médiévales, du 20 mars au 15 juin 2018, Carrefour des arts et des sciences, local C-2081-2083, 3150 rue Jean-Brillant
Hans Ulrich Gumbrecht, « Why Intermediality — if it all ? », n° 2, “raconter”, 2003
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[1] Parmi la ribambelle de raretés et de titres prestigieux, mentionnons : un inédit d’Ernst Cassirer sur Pic de la Mirandole, une édition du texte grec des 10 tomes de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote de 1563 publiée par Johannes Sturm et Juan Luis Vivès à Strasbourg; les Opera omnia de Pic de la Mirandole parues en 1517 à Paris sous la tutelle du neveu du philosophe, les œuvres complètes de Nicolas de Cues de 1932, le Plato arabus en original arabe et traduction latine préparé par Klibansky et publié à l’Institut Warburg de 1943 à 1952, la thèse de doctorat d’Hannah Arendt, Der Liebesbegriff bei Augustin dédicacée à Hoffmann.
[2] Soit : Sauvegarde de la tradition antique ; Transmission du platonisme au Moyen Âge ; Renaissance et philosophie naturelle ; Tolérance et idéaux des Lumières ; La Bibliothèque Warburg ; L’Institut d’études médiévales.
[3] Aussi pouvons-nous citer ici Éric Méchoulan lorsqu’il écrit que le terme intermédialité s’articule notamment autour de la notion de médium, en tant que « ce qui permet les échanges dans une certaine communauté à la fois comme dispositif sensible (pierre, parchemin, papier, écran cathodique sont des supports médiatiques) et comme milieu dans lequel les échanges ont lieu ».