Qu’attend-on de la répétition d’une exposition ?
Dans son article « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie » (n° 15, « Exposer », 2010), Elitza Dulguerova souligne que le but des reconstitutions d’exposition développées dans les années 1980 est le plus souvent historiographique et didactique. Néanmoins, par l’étude de la relation entre la reconstitution spatiale et la photographie, l’auteure montre que, dans l’écart du présent au passé qu’implique l’hommage rendu à une exposition considérée comme marquante, se fait jour une relecture, avec la sélection et l’altération qui lui sont afférentes. Elle explore ainsi la tension entre la « réplique », qui porte l’accent sur une expérience passée qu’il s’agirait de faire revivre, et la « réplique à », pensée à partir du moment présent. Ce faisant, elle fait émerger la tension entre reproductibilité et originalité qui constitue l’enjeu de ces expositions particulières.
En effet, avec l’exposition d’expositions, la question de la reproductibilité, que l’histoire de l’art avait interrogée au niveau des œuvres et des médiums, semble migrer vers leurs dispositifs de présentation. L’exposition est-elle soumise au même impératif (avant-gardiste) d’originalité que les œuvres d’art qu’elle sélectionne et présente selon un principe organisateur plus ou moins novateur ?
Pour revisiter ces enjeux, la dernière exposition proposée par la succursale berlinoise de la Daimler Art Collection (basée à Stuttgart) s’avère stimulante. Son titre, Serielle Formationen. 1967/2017, s’éclairait par son sous-titre : « Re-Inszenierung der ersten deutschen Ausstellung internationaler minimalistischer Tendenzen » (« Remise en scène de la première exposition allemande des tendances minimalistes internationales »). L’exposition-source Serielle Formationen, organisée par Peter Roehr et Paul Maenz dans la galerie de l’Université de Francfort en 1967, rassemblait les productions récentes d’artistes européens et nord-américains, en retenant pour fil directeur de la sélection le principe de sérialité qui présidait à la création des œuvres. Ainsi, l’exposition présentait pour la première fois en République fédérale d’Allemagne les œuvres de Donald Judd, Dan Flavin, Carl Andre, Sol LeWitt et Agnes Martin, et les mettait en regard de celles de l’Italien Enrico Castellani ou de l’Allemand Raimund Girke.
La commissaire de l’exposition de 2017, Renate Wiehager, souligne, dans les textes proposés aux visiteurs, la capacité de la collection Daimler à présenter de nouveau les œuvres de l’exposition-source : la collection s’est orientée dès sa formation, en 1977, vers le constructivisme abstrait, l’art conceptuel et l’art minimal (à commencer par les travaux d’artistes formés à Stuttgart), et se prévaut aujourd’hui d’un profil scientifique par sa systématicité. En outre, on relèvera que l’exposition actuelle fait partie de la série d’expositions « Minimalism in Germany », amorcée par la fondation en 2005. L’exposition se donne pour objectif d’offrir à nouveau au public une exposition considérée comme historiquement marquante. Le but annoncé de l’exposition est ainsi didactique, et sa gratuité doit permettre au public d’y avoir un accès facilité.
Or, cet objectif didactique ne prend pas la forme d’une reconstitution fidèle de la disposition des salles d’exposition de la galerie de l’Université de Francfort. Au contraire, une certaine liberté prime dans l’acte de « Re-Inszenierung » proposé par Serielle Formationen. 1967/2017. Il ne s’agit pour ainsi dire pas de proposer une mise en perspective historiographique, réflexive et critique de l’exposition de 1967 ; le corpus de la première exposition agit plutôt, au sein de l’ensemble de la riche collection de la Fondation, comme un catalyseur permettant de mettre en valeur cette dernière. Aussi la commissaire a-t-elle décidé de ne pas insister sur un éventuel lien institutionnel entre les deux expositions, et de ne pas reproduire de photographies de l’exposition-source ; le visiteur se contentera ainsi d’une vitrine, à l’extrémité de la dernière salle, qui présente quelques documents relatifs à l’exposition de 1967 (le catalogue d’exposition, ainsi qu’une lettre du co-commissaire Peter Roehr) et d’autres documents qui se rapportent moins à l’exposition qu’aux artistes présentés (affiches et photographie des artistes du Groupe X).
Le choix de ne pas recourir à la reconstruction spatiale, ni à la photographie, se double aussi de légers décalages dans les œuvres présentées. En 1967 étaient présentées 62 œuvres de 48 artistes ; en 2017, 85 œuvres de 66 artistes. La commissaire a recouru aux prêts d’autres fondations d’entreprise, le plus souvent allemandes, pour certaines œuvres manquantes. En fin de parcours, deux salles présentent des œuvres de la collection (d’Harne Darboven ou de Heinz Mack, entre autres) qui n’avaient pas été montrées à l’exposition de 1967, mais qui ont été jugées pertinentes pour prolonger « l’expérience » de l’exposition-source.
L’accent est ainsi porté sur le présent de la collection Daimler : une telle exposition participe à la promotion de la firme qui finance la fondation, à savoir la société anonyme Daimler, constructeur automobile (avec les marques Mercedez-Benz et Smart, entre autres) et fournisseur de services financiers. D’ailleurs, le titre de l’exposition et les textes qui l’accompagnent recourent ouvertement à la mythologie du pionnier : le prestige de la « première exposition » réunissant les Européens et les Américains conceptuels et minimalistes rejaillit ainsi sur la Daimler Collection, qui a eu la clairvoyance de réunir dès 1977 des œuvres de ces artistes. Le mythe du minimalisme — dernière avant-garde américaine ? — s’y mêle, et le communiqué de presse donne le ton : « 50 years old and still as noisy » (« [Le minimalisme a] 50 ans et il fait toujours autant de bruit »).
Nous pouvons dès lors emprunter à Elitza Dulguerova son jeu de mots : la Daimler Collection propose une réplique, sans répliquer à. L’exposition met en série : assembler des œuvres permet ici de (dé)montrer la cohérence d’un mouvement artistique et de placer sur un pied d’égalité les artistes européens (en particulier allemands) avec les artistes américains. L’exposition se place ainsi dans la logique avant-gardiste (supportée par le discours moderniste) d’une téléologie de l’histoire de l’art, en misant sur ses pionniers. La réplique d’une exposition est ici l’occasion d’en souligner le caractère novateur et précurseur.
Réplique et originalité sont ainsi mises en tension, sous différentes modalités. N’est-ce pas d’autant plus intéressant en regard des œuvres présentées, qui déploient un parcours riche et vaste dans les pratiques artistiques sérielles, et ce, à travers une variété de médiums ? Le spectre est large entre la reproduction et l’originalité que questionnent justement les œuvres présentées dans Serielle Formationen. 1967/2017. La répétition d’un motif que l’on trouve par exemple dans Auf Schwarz de Raimond Girke (1959) à travers le même coup de pinceau noir et blanc croise la production d’une œuvre par des moyens industriels en plusieurs exemplaires (Sol LeWitt). Ailleurs, c’est l’accumulation d’objets du quotidien (en 1961, Jan Henderikse colle des paquets de cigarettes les uns à côté des autres) qui présente une certaine réversibilité avec la reproduction d’œuvres préexistantes (les recherches Pop, comme celle de Jiří Kolář dans Musterbuch, 1964, annonçant en ce sens les démarches d’appropriation). Enfin, l’éventail de la reproduction et de l’originalité comprend aussi les reproductions d’œuvres en « multiples » vendus au grand public : ce thème est également abordé dans l’exposition, avec le film diffusé à la télévision Konsumkunst-Kunstkonsum de Gerry Schum et Bernhard Höke (1967).
Par l’angle de l’essor des expositions d’expositions (qui n’est pas sans entrer en contradiction avec l’essor concomitant de la figure du commissaire d’exposition), l’article d’Elitza Dulguerova rend visible une trame conceptuelle précieuse pour aborder les changements affectant aussi bien les pratiques artistiques que les discours portés sur elles dans les années 1980 : la répétition, la duplication, la mise en série, la citation et l’appropriation questionnent, en un mot, la fin du mythe moderniste de l’originalité.
Par Claire Salles, ENS-Paris
******
Elitza Dulguerova, « L’expérience et son double : notes sur la reconstruction d’expositions et la photographie », Intermédialités n° 15, « Exposer », 2010, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2012-n20-im01243/1023537ar/resume/.
Serielle Formationen 1967/2017. Re-Inszenierung der ersten deutschen Ausstellung internationaler minimalistischer Tendenzen, Daimler Contemporary Berlin (Haus Huth, Berlin), du 3 juin au 5 novembre 2017, http://art.daimler.com/en/serielle-formationen/.