Au moment où les médiums photographique et cinématographique se font l’enjeu d’une réflexion d’envergure dans l’Allemagne de l’après Première Guerre mondiale, le visage représente un véritable prisme théorique, ou plus précisément, une zone de résistance politique contre le risque de déshumanisation inhérent à la mécanisation de l’image.
De fait, comme le souligne Guido Georlitz dans son article « Visage et ornement. Remarques sur une préhistoire de la visagéité photographique dans la modernité allemande chez Simmel et George » (n° 8, « Envisager », 2008), Béla Balázs fonde son esthétique du cinéma sur la visibilité du visage, en opposition à un régime de l’écriture peu à même d’engager un rapport empathique au monde. Parallèlement, le visage se fait chez Walter Benjamin le dernier refuge de l’aura, alors que chez Siegfried Krakauer, il signe, à travers les maniements du montage, la possibilité d’un rattachement à une symbolique de la nature que l’image moderne aurait dispersée.
Or, si ces contributions théoriques élaborent une politique du visage en l’articulant doublement sur les terrains de la physiognomonie et de la médialité, Goerlitz fait valoir que ces apports sont également tributaires de la matrice conceptuelle mise en place par les penseurs de la génération précédente. Plus particulièrement, il nous propose de faire retour vers la pensée de Georg Simmel et du poète romantique Stefan Georg, dont il dégage le principe de visagéité en le confrontant au médium photographique.
Aussi le chercheur nous rappelle-t-il que chez Georges Simmel, le visage sert de substrat de pensée dans un contexte de réflexion sur l’art encore empreint d’idéalisme. Le visage se fait visagéité, en embrassant le pouvoir d’orchestrer une herméneutique du sens, liant de façon organique la partie au tout et promouvant de façon tacite un sujet stable, unifié.
Chez le poète Stefan Georg, commenté par Simmel, on retrouve une conception de l’art près du principe de visagéité comme structure de sens, à la différence qu’il s’élargit au genre lyrique lui-même. C’est l’idée de l’art pour l’art : « Plus la logique interne de l’œuvre d’art est serré, écrit Georg, plus cette unité intime se manifeste dans le fait que toute altération, même la plus légère de ce que l’on appelle forme est aussitôt une altération du tout, est donc aussi de ce qu’on appelle contenu, et inversement. »
Chez Simmel, la photographie, contingente et mécanique, menace ainsi la centralité du sujet, que la peinture de portrait, au contraire, protège, en travaillant à partir de l’organisation de la visibilité sur la surface. Chez Georg, la photographie élabore plutôt une poétique de la contingence arrimée à une symbolique de l’écriture, dans des images où portraits photographiques de poètes côtoient ornementation Jugendstil.
Dans les retombées de la grande guerre, c’est donc en réagissant contre cette « idéologie bourgeoise de la stabilité du sujet » — tout en profitant de son esthétique — que la génération suivante s’est engagée à reprendre à nouveau frais la question du visage, tel que recadré à l’intérieur de supports médiatiques qui faisaient poindre sa conceptualité indue.
Actualisations
Qu’advient-il aujourd’hui de la visagéité et de sa dynamisation par la photographie et le cinéma, dans une ère dite de la post-photographie ? Quels rapports tacites ou manifestes s’articulent entre politique, médium et visage ?
Les expositions de Zanele Muholi et de Artie Vierkant, présentées respectivement au centre Clark et à la galerie B-312 dans le cadre la biennale de l’image Momenta, permettent d’y réfléchir. Non seulement le portrait photographique y est l’objet central, mais, qui plus est, le contraste entre ces deux propositions étoffe — et complique — quelques premiers éléments de réponse.
Avec Portraits choisis, Zanele Muholi, activiste de la communauté LGBTI en Afrique du sud, occupe politiquement l’espace de la galerie.
Dans la série Somnyama Ngonyama (2015), l’artiste pose son autoreprésentation sur les braises de l’histoire du portrait ethnographique, dont l’évocation est manifestement conviée à travers le cadrage classique en buste, le noir et blanc et la présence d’attributs rigoureusement choisis. L’artiste infiltre un genre : si le portrait fait en effet signe vers l’histoire de la photographie dans son moment pictural et colonial — la formule d’atelier du portrait photographique —, c’est pour mieux l’imbiber d’une forte dose de noir. Peau noire sur fond noir d’où surgit le blanc des yeux, afin de tout à fait signaler le regard que pose sur nous la photographe, la part active du sujet qui se capte précisément sur le terrain où il fut objectivé. Le queer en tant que performance pénètre le genre visuel, y ouvrant des brèches.
Il n’est plus ainsi tant question de réfléchir à la menace que constitue la photographie au regard du sujet que de l’utiliser, en ses possibilités documentaires et formelles, afin de renforcer l’agentivité du sujet, remettant le divers identitaire du visage en phase avec un droit à la représentation. Par la photographie, le visage cherche ici à s’inscrire dans l’histoire, à s’imposer comme réalité.
À l’autre bout du spectre, Profile (2016) d’Artie Vierkant jette au contraire un caractère d’étrangeté sur le sujet qu’il capte — en l’occurrence un homme blanc —, en le soumettant à un processus de balayage numérique en 3D. Dans la série des portraits, autant le cadrage et le jeu subtil de la lumière qui souligne les contours du visage et de l’épaule semblent chercher à créer une proximité avec le spectateur; autant le travail de modification de l’image et de la mise en série qui s’organise autour de variations d’expressions extrêmement ténues tend à en affirmer le caractère déréalisant.
La peau est cireuse, l’éclat du regard métallique, le changement d’affect, d’une image à l’autre, quasi-imperceptible au premier regard.
Dans une ambiance post-internet, les effets du flux pulsatile des images subsumé sous le processus — 126 caméras disposées en cercle ont saisi le sujet — semblent remettent en cause la qualité auratique du visage, son lien au monde de la nature, mais en même temps, ils paraissent également la mettre en scène, en chercher désespérément la texture.
Dans cet effort de reconstitution à partir d’une masse d’images, le visage y apparaît telle une persistance, un ensemble qui, à même la décomposition, re-convie une unité, un principe de lecture, en un retour ironique vers Simmel et Benjamin. Le visage photographié, remanié, sérialisé instille avec Vierkant un questionnement à saveur ontologique : sur quelles bases peut-on désormais définir l’image ? La modification est-elle une atteinte à l’image ou doit-elle être pensée comme son cadre interne ?
Intermédialités vous invite à poursuivre cette réflexion en lisant l’article de Guido Goerlitz et en faisant l’expérience des expositions Portraits choisis de Zanele Muholi et Profile de Vertie Vierkant.
Par Maude Trottier
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Guido Goerlitz, « Visage et ornement. Remarques sur une préhistoire de la visagéité photographique dans la modernité allemande chez Simmel et George », Intermédialités n° 8, « Envisager », 2008, https://www.erudit.org/fr/revues/im/2006-n8-im1814874/1005542ar/
Portraits choisis, Zanele Muholi au Centre Clark jusqu’au 14 octobre, http://www.centreclark.com/fr/projects/zanele-muholi-portraits-choisis
Profile, Vertie Vierkant à la Galerie B-312 jusqu’au 14 octobre, http://www.galerieb312.ca/programmation/profile